[Entretien avec] Julian Allain, le game design dans la peau

Aujourd’hui, nous avons le plaisir de nous entretenir avec Julian Allain, l’auteur notamment de l’excellent Dungeon Academy édité chez Matagot. Il vient nous parler de son parcours, de sa production ludique et de ses projets originaux.

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Peux-tu en quelques mots nous parler de toi et décrire ton parcours ?

Je suis l’auteur des jeux : Titan Race, Check List (avec Charlotte Fillonneau), Gravity Superstar, Dungeon Academy et ses 3 extensions. On peut aussi me croiser sous d’autres casquettes au cours de l’année ludique : je suis organisateur du festival « Rennes En Jeux », animateur pour Asmodee, ludicaire en fin d’année et professeur de game design en école de jeux vidéo à l’occasion.

Enfant, quel joueur étais-tu ? Quels étaient tes jeux de chevet s’il y en avait ? Et un jeu en particulier t’a-t-il fait basculer dans le jeu de société dit « moderne » ?

Enfant, quand j’allais chez mon père, on jouait souvent à Hero Quest, Seigneur de Guerre, la Vallée des mammouths ou encore Canon noir. Chez ma mère, je jouais plutôt aux jeux vidéo et ces 2 cultures m’ont nourri dans ma création. Ado, j’ai découvert le jeu de figurine Warhammer, puis j’ai arrêté toute pratique des jeux de société à la fin du collège (car c’était pour les enfants et j’étais plus un enfant ! Ahhh le regard des autres) … Et je n’ai repris le jeu de plateau qu’autour de 23 ans, en voulant créer un jeu ! Je suis alors rentrée pour la première fois dans une boutique ludique et là c’était foutu…

Parlons un peu création. Quel est ton processus de création ? Et qu’est-ce qui t’anime dans la création de jeux ?

Il y a 2 choses dans cette question : le moteur et la méthode !

Alors pour ce qui est du processus, j’imagine à peu près comme tout le monde :
1) Noter toutes ses idées sur un carnet.
2) En faire le plus rapidement possible un prototype.
3) Le faire tester auprès du groupement d’auteurs du coin (le GRAL à Rennes pour moi).
4) Rentrer chez soi en pleurant car ton proto s’est fait démonter.
5) Analyser les retours, déconstruire ses idées et repartir à l’étape 1) éternellement.

Et pour ce qui m’anime, c’est plus personnel là. Je trouve qu’il y a un côté magique dans le jeu de société entre ce qui se passe matériellement (poser des bouts de cartons, déplacer des cubes…) et ce qui se passe dans notre tête quand on joue ! Donc ce que j’aime c’est vraiment travailler sur des concepts épurés, car c’est ce qui rend le plus visible ce décalage entre le réel et l’imaginaire. Et c’est d’ailleurs ce pourquoi je fais des jeux de société et pas des jeux vidéo, pour le travail imaginaire demandé au joueur, car le médium est limité techniquement (et c’est une bonne chose). La question que je me pose est « comment rendre cette sensation avec le moins d’éléments et de règle possible ». Mon autre grand plaisir dans la création ludique, c’est de réfléchir à « la physique » d’un jeu, c’est pourquoi je m’inspire beaucoup des jeux vidéo, avec des questions comme « comment faire un jeu de plateforme en jeux de société » par exemple (ce qui a donné Gravity Superstar).

Comment as-tu sauté le pas entre jouer et être acteur récent du monde du jeu ? Cela a-t-il relevé du parcours du combattant ?

Alors comme je disais, j’ai arrêté les jeux de société autour de 15 ans et c’est en voulant faire mon 1er jeu, vers 23 ans, que je me suis mis à faire des recherches pour voir si je n’allais pas réinventer la roue, que j’ai découvert qu’il y avait des boutiques de jeux, héhé, truc de fou ! Ensuite les choses se sont faites avec le temps : après avoir torturé les copains et fait un jeu jouable, j’ai fait la tournée des petits festivals pour me confronter aux inconnues, puis suis allé sur des festivals plus gros, là où j’ai  pu présenter mes protos moches à des éditeurs… et sur un malentendu certains m’ont signés héhé. Nan en fait, le parcours du combattant, c’est après, une fois que ton jeu est signé, que tu te rend compte qu’il y a pas 1 seul éditeur qui fonctionne pareil, qu’aucune méthodologie n’existe et que les chargé de développement sont souvent moins expérimentés que toi car viennent d’être embauché sans expérience en créa ludique : là, oui tu comprends que tu n’es pas arrivé au bout, mais que tu es juste au début ! Ça n’a pas toujours été simple, mais ce qui est très chouette, c’est que c’est un milieu jeune et donc tout le monde apprend, donc ça laisse aussi une place à chacun tant est qu’il se remette en cause. C’est vivant.

Tu fais partie du (Saint) GRAL (Gang rennais des auteurs ludiques) ; quelle place prend ce mouvement dans la création et le test de tes jeux ?

À mes débuts, je montais 2 fois dans l’année à Paris pour rencontrer d’autres aspirants auteur et faire tester mes jeux, car cela n’existait pas dans ma région. C’était laborieux, je faisais difficilement des tests ou avec des proches (merci à eux !) mais ce n’est pas la même chose qu’avec des apprenti-auteurs, forcement… Donc à partir du moment où le GRAL a été monté par Henri Kermarrec suite à l’ouverture du Bar l’Heure du Jeu : j’y suis allé autant que possible ! Se trouver des collèges de travail pour ce genre d’activité est primordial, c’est le jour et la nuit question gain d’XP ! Actuellement nous nous retrouvons tous les mercredis à l’Heure du Jeu. Avec le confinement nos rdv continuent mais via Tabletop Simulator.

Fréquentais-tu les salons de jeux ? Et à quel point prends-tu en compte les retours des premiers joueurs ?

Mon rapport aux salons de jeux est particulier, car la plupart du temps j’y bosse en animateur la journée (ne vivre que de création est risqué) et je ne mets ma casquette d’auteur qu’après au OFF pour faire tourner mes protos. J’en reviens souvent heureux (ça me manque !), mais aussi vraiment épuisé de ces doubles journées.

Concernant les retours de primo joueurs, je pense les prendre autant en compte que les autres, ni plus ni moins ! En fait ça dépend si la personne arrive à me faire voir quelque chose que je n’avais pas vu encore…

Quatre de tes jeux édités (Titan Race, Gravity Superstar, Check List et Dungeon Academy) le sont chez 4 éditeurs différents (respectivement Funforge, Sit Down, BlackRock Games et Matagot). Est-ce que c’est un choix délibéré ou s’agit-il d’opportunité que tu as su saisir ? Quel(s) conseil(s) donnerais-tu à un joueur désireux de faire éditer son premier jeu ?

Je n’ai pas vraiment choisi, j’ai signé avec ceux qui étaient intéressé par le jeu. Sauf pour Gravity Superstar et Dungeon, où j’ai eu le choix et je suis allé vers ces éditeurs car on avait accroché humainement avec Didier le boss de Sitdown et Yann & Mathieu qui sourçaient pour Matagot à l’époque.

Chaque éditeur c’est un fonctionnement différent donc c’est intéressant et très formateur de voir différentes maisons, mais c’est aussi fatiguant car ce n’est qu’une fois le projet terminé que tu connais les qualités et défaut de l’autre (et c’est pareil pour les éditeurs avec les auteurs évidement), donc travailler avec des personnes avec lesquelles tu as déjà travailler ça doit aussi être pas mal, j’imagine que tu dois travailler mieux !

En conseil, je dirais : ne pas réfléchir au temps que ça va te prendre sinon tu ne le feras jamais et montrer son jeu au plus de gens différents possible, en sachant que les retours les plus intéressants sont ceux qui ne vont pas dans notre sens.

Peux-tu nous parler de Titan Race, Gravity Superstar et Check List. Peux-tu nous dire comment ils sont nés ? Leurs mécaniques de jeux sont complètement différentes, un jeu de lettre, un jeu sur la gravité, et un jeu de course. En quoi consistent-elles ? Entre les protos et la version finalisée, les jeux ont-ils beaucoup évolué ? Si oui qu’est-ce qui les a fait changer ? Quel rapport as-tu eu avec le travail des illustrateurs, tous différents ?

Check-List est particulier, car l’idée vient de Charlotte Fillonneau qui avait amené le proto au GRAL, mais n’y croyait pas plus que ça… et je n’ai pas arrêté de lui casser les oreilles avec son jeu les jours suivants, car je n’aime vraiment pas les jeux de lettres et j’avais adorer jouer à ce qui deviendra Check-List, car c’est un jeu avec des lettres mais surtout un jeu de déduction ! De son coté, comme elle n’y croyait pas plus que ça, elle m’a confié la suite du jeu : la suite du développement et la recherche d’éditeur. Merci encore à elle de m’avoir invité à bord de ce super jeu.

Les 3 autres sont beaucoup plus similaires, car ils partent tous d’envies d’adaptation de jeux vidéo !

Titan Race : l’idée de départ était de faire un jeu de course sur le plateau le plus petit possible, tout en ayant quand même des enjeux de placements et de trouver une solution au défaut de beaucoup de jeu de course : quand 1 joueur part tout seul devant, il sera tranquille pour le reste de la partie, car le reste du peloton va se gêner et donc se ralentir… Ce à quoi j’espère avoir bien répondu avec ces circuits étranges qui boucle dans tous les sens ! Entre mon proto et la version final, le jeu est passé d’une inspiration F-Zero à un rendu Mario Kart. Il est donc devenu plus fun (en virant la gestion de son énergie), moins punitif (en virant la mort définitive) et on a ajouté des objets à foison.

Gravity  Superstar : l’idée était de faire un jeu de plateforme, à la Mario ou VVVVVV. Comme à mon habitude, je suis resté longtemps bloqué sur « comment faire » et une fois que j’ai eu l’idée du changement de gravité ça a roulé pour former la physique du jeu. Ensuite je suis resté 1 an sans trouver d’objectif de jeu satisfaisant. J’ai trouvé l’objectif de collecte des étoiles juste avant Essen. C’était parfait pour pousser les joueurs à explorer et jouer avec la gravité, enfin ! Puis après l’avoir signé chez Sitdown (suite au rendez-vous d‘Essen) j’ai viré la mécanique de dés (qui rallongeait la partie et ne permettait pas de se projeter d’un tour sur l’autre) pour passer au système de carte actions du jeu final. Les 2 dernières trouvailles importantes ont été : de cacher les jetons « rejouer » sous les étoiles ce qui permet que moins il y a d’étoiles (l’objectif du jeu) plus on a accès aux jetons rejouer et donc plus on peut se déplacer loin, ce qui tombe bien car les étoiles sont plus espacées et le système de porte changeantes pour amoindrir la punition de s’être fait écraser.

Je n’ai eu de lien avec les illustrateurs de mes jeux qu’à la sortie du jeu sur les festivals.

En 2019 est sorti ton dernier jeu Dungeon Academy pour lequel tu as fait 3 mini extensions en 2020 et dont la dernière est sortie pour les fêtes de Noël 2020. Parles-nous de ce jeu de dungeon crawler à la sauce roll n’ write.

Avec Dungeon Academy (chroniqué sur Undécent ici), j’ai cherché comment retranscrire « la génération procédurale d’un donjon » comme dans les jeux vidéo dit Rogue-Like.

Rogue-like ou Rogue-lite est un sous-genre de jeu vidéo de rôle dans lequel le joueur explore un donjon infesté de monstres qu’il doit combattre pour gagner de l’expérience et des trésors. On peut donner come exemple Spelunky sorti en 2008.

C’est un style que j’apprécie pour ses parties toujours différentes qui mêlent stress (est-ce que ça va passer ?) et plaisir de la découverte ! J’ai cherché comment retranscrire le plus simplement possible cette mécanique avec les spécificités du jeu de société, ce qui m’a amené aux dés, puis au principe du Boggle.

Comme d’habitude, je suis resté longtemps avec cette idée sans savoir quoi en faire et puis je suis retombé sur Hero Quest et sa jauge de Corps et d’Esprit et ça m’a débloqué ! Le jeu était quasiment fait : gérer 2 ressources en même temps dans un donjon tout juste découvert avec le sablier comme contrainte. J’ai gagné le FLIP créateur 2016 avec Dungeon Academy (Donjon à Dédé à l’époque). Le jeu a très peu bougé suite au FLIP et à sa signature : il y a eu surtout l’ajout des salles aux trésors entre chaque niveau. Malheureusement le jeu est resté en attente 4 ans chez l’éditeur (qui avait beaucoup de projets en cours) et a donc perdu de son originalité en sortant en plein parmi une floppé de roll & write.

Sur quel(s) jeu(x) travailles-tu en ce moment ? y a -t-il d’autres sorties prévues dans un avenir plus ou moins proche ?

Je bosse sur plein de prototypes en même temps, mais je suis assez lent. Mes 2 derniers sont en co-création avec Yohan Lemonnier : on est sur un jeu d’ambiance narratif inspiré du jeu vidéo Reigns et sur un jeu hors-norme pour 2 joueurs, un mix d’ambiance et stratégie, avec des moments en temps réel et d’autres en tour par tour. Voilà, voilà…

Dans les jeux en cours d’édition :

  • J’ai un jeu d’escarmouche minimaliste avec du Bag Building pour 2 à 4 joueurs signé chez Nuts Publishing en 2017 qui devrait sortir en 2023 j’espère.
  • Je travaille aussi avec Sit Down sur une extension pour Gravity Superstar, dont je ne peux pas dire grand-chose actuellement, chuuuut.
Avec quel auteur et quel illustrateur de jeu rêverais-tu de travailler ?

Niveau Game Design, même s’il m’arrive de faire des exceptions, je préfère travailler seul. Je sais que c’est quasiment devenu la norme de travailler à 2 ou plus, mais ça ne me correspond pas. Perso, j’ai besoin de savoir que je peux jeter le projet, que je peux tout recommencer à zéro, j’ai besoin de la sensation de la page blanche, de l’angoisse du vide pour créer.

Pour l’illustrateur, une réponse moins sérieuse serait : Winshluss, l’auteur de BD, mais bon on a le droit de rêver.

En tant que créateur de jeu, y a -t-il des jeux récents qui te font dire : Ouah … quelle belle claque ludique, si seulement ça avait été moi qui l’avais réalisé !

Arf des claques ludiques : plein, plein… The mind et 7ème continent en tête de liste clairement !

Mais après je me dit rarement « si ça avait été moi » car je sais quel est mon style, mes qualités/ défauts et ces claques ludiques sont plutôt sur des jeux qui ne correspondent pas à ma recherche personnelle et c’est tant mieux.

En tant que joueur quels sont tes 3 coups de cœur ludiques que tu voudrais voir inscrit au Hall of Fame de tous les temps ? Et pourquoi ?
  • La Route du verre de Uwe Rosenberg, pour son mélange parfait de gestion, placement et surtout bluff en moins de 2h.
  • Capitaine Sonar de Roberto Fraga, pour la folie et le sérieux de ce jeu hors norme (du temps réel, du travail en équipe, de l’affrontement, des postes vraiment différents, un jeu accessible à tous, du rire tellement)
  • Le 7ème continent, car c’est un chef d’œuvre, tellement au-dessus du reste.
Comme dirait ma femme, il n’y a pas que le jeu dans la vie. Justement, quelles sont tes autres passions ?

Lire des Bds, gribouiller, chanter sous la douche et aller à la piscine (à l’époque où on pouvait, snif) sont des activités récurrentes !

Entre nous, as-tu un scoop ou un petit secret à nous partager ?

Je suis la réincarnation de Gargamelle, mais chuuuuut, il ne faut pas que les schtroumpfs l’apprennent.

Quelle personne du monde du jeu aimerais-tu que j’interviewe ?

Henri Kermarrec et Cyril Blondel, car ce sont des auteurs prolifiques, mais qui sont rarement interviewés.

Pour terminer cette interview, je te propose de sortir le jeu “Questions de merde” de chez le Droit de perdre et de répondre à une série de questions (9 au total). Tu peux y répondre plus ou moins sérieusement et pour reprendre les mots des auteurs Franz Lejeune et James Fabian : 

« Que vos réponses volent haut ou pas ne changera pas votre destin … Alors lâchez-vous … Envolez-vous ! Au fond, qui n’a pas déjà eu envie de s’envoler loin, aussi loin que possible … »

Ma femme a sélectionné 9 questions … prêt ? (en fait ce n’est pas une question)

Je te donne une batte de Baseball. Qu’as-tu envie de péter en premier ? La batte ^^

Quelle invention prouve que les humains sont totalement idiots ? Beaucoup trop pfiuuu…

Comment rester agréable quand il pleut trois jours de suite ? Être breton (comme moi !).

Quel était ton vilain défaut quand tu étais gosse ? J’étais adorable, mais très mauvais joueur… maintenant c’est l’inverse : je suis très bon joueur, mais 😉

Pourquoi Dieu a-t-il créé l’homme avant la femme ? C’était un prototype sûrement.

Quel nom est particulièrement con pour un animal de compagnie ? « Animaldecompagnie ».

Quelle serait ta dernière phrase à un ami avant de le trahir ? Merci, c’était sympa !

Si ton nom de famille devait être ta meilleure qualité, comment t’appellerais-tu ? Le Franc

Si tu étais un grand méchant, quel but maléfique poursuivrais-tu ? Construire un giga-mégaphone sur la lune pour qu’on entende mon rire de méchant partout sur terre  mwahahahahaha !

Chers lecteurs, si vous avez aimé les dernières questions de cette interview, vous pouvez les retrouver dans le jeu “Questions de Merde “ chez Le Droit de Perdre.

Propos recueillis par Laurent

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